Je ne supporte plus le male gaze

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Attention, article certifié NSFW.

Je planche sur une réflexion depuis plusieurs jours sans trop savoir où elle va m’emmener maintenant que je me décide à écrire. C’est l’avantage du blog, on peut partager des idées sans avoir de fondement journalistique, après tout je fournis un travail gratuit. Je réfléchis donc au sujet du nu féminin cis en photographie. Ça m’a traversé l’esprit alors que je découvrais par hasard ces tirages cyanotypes de 1969 et 1975 du photographe américain Thomas Weir :

Define "avant-garde"

Ma première réaction a été de trouver ces photos superbes. Les modèles sont magnifiques, et puis l’objectif fisheye et la forêt environnante sont très cool. Après quelques rapides recherches, je suis tombée sur d’autres travaux de Thomas Weir, dont une série de photos qui s’appelle The Virgin Forest publiée en 1970 pour Avant-Garde Magazine. Les clichés représentent la forêt, encore, d’autres femmes nues, mais aussi des enfants, nues elles aussi. C’était une autre époque, me direz-vous. Après tout, les gamines posent telles qu’elle sont, des enfants donc, on pourrait voir qu’elles ne sont pas sexualisées… Oh wait. Enfilons nos lunettes de 2023. Aujourd’hui, photographier des enfants nu·es est inconcevable et l’Histoire nous donne raison (Brooke Shields, Eva Ionesco, David Hamilton, etc.) Les mômes de Thomas Weir ne posent pas de manière suggestive, encore heureux, mais le fait que ces clichés existent m’est insupportable. J’aimerais être en mesure de dire que cette période est derrière nous mais notre planète porte encore quelques nostalgiques.

Avant-Garde Magazine a eu une courte vie, les publications ont duré de janvier 1968 à juillet 1971. Il a été vivement décrié tout ce temps pour son imagerie décomplexée en pleine révolution sexuelle, ainsi que pour ses critiques répétées envers le gouvernement américain et un langage jugé grossier. Je vous laisse remettre en perspective. Pour autant, les quelques contenus googlés de ce magazine ont provoqué chez moi une certaine flemme…

Male gaze partout, justice nulle part. C’est ça qui me fatigue. Et, pour en revenir à Thomas Weir, je trouve toujours ces cyanotypes très beaux mais j’en ai plein le dos de voir des femmes nues photographiées par des hommes.

Alice Coffin l'a dit avant moi

De manière générale, je considère de plus en plus l’offre culturelle depuis un prisme féminin (cis ou non). Cela fait quelques années que je lis, écoute, regarde et recherche des femmes pour ouvrir ma perception et ça a tout changé parce que le female gaze est plus proche de la réalité (même s’il se veut surréaliste, c’est dire). L’effet est aussi un peu pervers. C’est-à-dire que les créateurs sont supérieurs en nombre (étalés sur le temps), ce qui permet de repérer facilement ce qui est mauvais, même si c’est subjectif. Les créatrices n’ont pas ce luxe. Quand elles créent, elles doivent le faire bien tout de suite. Dans le cas contraire, on ne leur pardonne pas et on ne sort pas la carte de la génie incomprise.

Les Métamorphoses d’Ovide évoquent la légende de Pygmalion et Galatée. Rappel des faits : Pygmalion est un sculpteur qui a fait vœu de célibat. Cependant, alors qu’il taille une statue dans l’ivoire, il en tombe amoureux. Aphrodite lui donne vie et Pygmalion épouse Galatée. Ce mythe a si bien traversé les siècles qu’on a longtemps qualifié René Angélil de Pygmalion de Céline Dion. Glauque, quand on y pense. Le male gaze vient peut-être de là, cette idée étrange qui voudrait que l’homme cis est à l’origine de tout. J’ai repensé à ce mythe à la mort de Françoise Gilot, survenue le 6 juin dernier. Les unes des journaux n’avaient qu’un nom à la plume, celui de Picasso. Même quand il n’est pas question de lui, il faut qu’il soit question de lui. L’effet Matilda mais sur le plan artistique.

Vrai homme connaît les proportions du ferricyanure et du citrate (surprise, moi aussi)

La photographie est une activité vraiment trop représentée par le genre masculin. Peut-être est-ce dû à l’aspect technique et oui, je me rends bien compte du ridicule de la chose. Quand j’ai débuté dans le cyanotype, j’ai écumé tout Internet à la recherche de méthodes, trucs et astuces. Le pire endroit pour être prise pour une demeurée sans même participer aux discussions, c’est le forum spécialisé. Je ne compte plus les fois où j’ai levé les yeux au ciel à force de lire des bonhommes débordant de confiance en eux-mêmes (chose qui nous manque cruellement à nous les femmes. Agissons, ils ne le feront pas pour nous…), tout ça pour des productions pas ouf. C’est de l’Art, vous comprenez. Bien sûr, il y a plein de femmes photographes, il y a aussi plein de femmes qui pratiquent le cyanotype, mais j’ai remarqué que beaucoup parmi elles se cantonnent aux photogrammes floraux et végétaux. Pas les hommes. Les hommes avec un gros cerveau cosmique font de la photo, de la chimie, de la vraie !

Et, donc, dans la photographie au sens large, il y a des hommes cis qui photographient des femmes nues ou peu vêtues. Tout est une affaire de consentement éclairé, cela va de soi, mais ça m’agace, je ne supporte plus. Ce n’est pas la nudité féminine qui me pose problème, c’est l’œil derrière l’objectif. Au-delà de l’aspect féministe et militant de tout ça, c’est surtout que les hommes n’arrivent pas à réinventer le genre. Ils nous servent la même soupe à longueur de temps. Toujours les mêmes corps, les mêmes sous-vêtements, les mêmes poses, la même lumière, toujours le même message. Parfois vide. De plus, et je fais exprès d’aller dans cet extrême, on ne saura jamais à quel point le regard du photographe est vicié. Le doute, vous-mêmes vous savez. Oui, c’est aussi une question de sécurité.

En définitive, je suis heureuse de vivre le renouvellement de l’art sous toutes ses formes, de voir les femmes, les personnes trans et LGBTQIA+ qui nous délivrent une nouvelle imagerie des corps, de voir tout ce joli monde donner des coups de pelle derrière la nuque du male gaze, ça soulage. Et pourtant ce n’est pas gagné. Entendre régulièrement des hommes se plaindre à titre personnel du traitement qu’il leur est fait (traduction : ils ont moins de place qu’avant car d’autres personnes ont envie et besoin qu’on les entende) et, en parallèle, souffrir d’un manque de confiance en soi en matière d’art (le mien, c’est la photo et l’écriture) est pénible au quotidien. Mais je reste optimiste, nous ne sommes pas seul·es.

Trois semaines se sont écoulées depuis l’annonce de la réouverture de mon blog et je me suis surprise une ou deux fois à paniquer à l’idée de laisser passer autant de temps entre deux publications. C’est parfaitement absurde, je n’ai pas envie que ça se passe comme ça. La faute aux habitudes que les réseaux sociaux nous font prendre ? Je vais essayer de mettre en place un système de newsletter qui servira à vous informer de la parution d’un nouvel article. Comme me l’a si justement fait remarquer Marie dans son dernier commentaire, on ne peut pas se reposer entièrement sur les réseaux, ce que je fais pourtant.

Photo de Piotrek Luszczak

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