Je ne tiens pas à me lancer dans un débat philosophique digne d’une épreuve du bac, rassurez-vous. Il s’agit simplement d’une remise en question qui habite mon cerveau depuis de nombreuses années. Je deviens plus pragmatique et tristement réaliste en vieillissant, ce qui renforce ma colère générale. Je peux poser la question autrement : est-il normal de trimer, au sens propre ?
Voici deux (faux) témoignages :
Jean-Gaspard a 32 ans. Il porte la moustache et aime boutonner sa chemise jusqu’en haut. Malgré son bac +5 et son poste de brand manager dans une agence de comm’ à Paris 9e, où il a toujours vécu, il a tout plaqué pour ouvrir sa micro-brasserie dans le Calvados. Jean-Gaspard n’a pas hésité à démissionner car il estime que le travail doit avant tout être une passion et il ne se retrouvait plus dans son ancien boulot. Alors il dit que non, le travail ne doit pas être pénible.
Hipster magazine
Bernard a 62 ans. Fraîchement retraité, il a travaillé près de quarante ans aux impôts parce que, confesse-t-il, « J’aime bien les chiffres. » Certes, les journées se ressemblaient mais les horaires étaient fixes et il y avait un super C.E. Bernard ne parle jamais d’épanouissement personnel car ce n’est pas la question, pour ça il y a la restauration de la vieille Peugeot 204 le weekend. Aujourd’hui, Bernard et son épouse, retraitée elle aussi, profitent du temps qu’iels ont devant elleux pour se rendre régulièrement dans leur maison secondaire à Crozon. C’est aussi pour ça que, selon lui, on n’a rien sans rien. Travailler peut bien être pénible un minimum si ça permet de passer sa retraite face à la mer. De toute façon, les jeunes d’aujourd’hui, hein…
Boomer magazine
Ce sont des clichés, c’est volontaire. Mais enfin nous connaissons tout·te·s un Jean-Gaspard et/ou un Bernard. Ces deux personnes composent une partie de notre société, section travail, dans laquelle je surnage depuis toujours (je suis loin d’être la seule). Je suis entre deux eaux, deux générations que tout oppose. La plus vieille m’a montré la marche à suivre, la plus jeune m’éduque. Et parmi ce flot d’injonctions paradoxales, je ne m’en sors pas.
La naissance
Je suis une millennial née en 1986 dans un milieu très modeste, voire précaire. Je pense être en mesure de dire que mes parents sont des transfuges de classe, iels ont vécu une traversée descendante mise en cause par une situation familiale toxique d’un côté comme de l’autre. J’ai cohabité avec le chômage, le manque d’argent, une maison bancale et des voitures pourries. En ai-je souffert ? Je ne sais pas, peut-être. Quand on a l’habitude d’une situation, on imagine difficilement comment cela pourrait être autrement. Et ce n’est pas parce qu’on est enfant qu’on ne se rend compte de rien, d’autant que mes parents ne donnaient pas dans le secret. Je ne suis jamais allée à Disneyland ni aux sports d’hiver, je n’aurais jamais pu faire des études supérieures dans une école privée ni avoir mon propre appartement, mais j’ai toujours eu à manger dans mon assiette et des fringues décentes sur le dos. Des ami·e·s de mes parents avaient une situation bien pire.
L’expérience forge très souvent une opinion, la mienne est résolument de gauche, anticapitaliste, féministe, pour la lutte des classes, etc. Étonnant, non ?
L’éveil
[TW : viol]
J’estime à 13 ans l’âge auquel j’ai pris conscience sérieusement des inégalités. Cette année-là, mes parents m’ont envoyée en colonie pour pouvoir partir en vacances et j’ai mesuré toutes les injustices et les horreurs qui pouvaient exister avec les amitiés nouées sur place. J’avais une copine violée depuis l’âge de 5 ans par son beau-père, une vivait en foyer, une autre en famille d’accueil. À côté de ça, j’étais amoureuse d’un garçon dont le père était blindé et j’avais une autre copine encore qui semblait avoir une famille parfaite. C’était la mixité sociale.
L’année scolaire qui a suivi, j’étais en retard tous les matins parce que la voiture de ma mère ne démarrait pas ou tombait en panne sur le chemin. J’ai fini par être convoquée par la principale du collège qui ne m’a pas punie mais n’a rien trouvé de mieux à me dire que : « Tu diras à ta mère d’acheter une voiture neuve. » C’est donc ça la pensée bourgeoise ?
J’ai commencé à travailler à 15 ans, l’été, comme saisonnière, parce que mes parents ne concevaient pas qu’il en soit autrement. Je n’ai pas de regret ni d’amour particulier pour ces nombreuses semaines passées dans les champs de maïs, de pommes et de myrtilles mais j’ai pu m’arranger pour embarquer mes copines à chaque fois. Certaines étaient issues de la même classe sociale que moi, d’autres étaient plus aisées. Les premières comprenaient l’argent à se faire, les autres voyaient un temps entre potes sans les parents (puisque nous faisions du camping). L’indépendance dans tous les cas, me direz-vous. De mon côté, je n’avais aucune envie d’aller bosser là-bas mais j’avais surtout conscience du fait que je n’avais pas le choix. J’ai donc appris très tôt que le travail pouvait, devait être subi et parfois douloureux.
L’entrée dans la vie d’adulte
J’ai eu un bac général littéraire et, même si je suis allée à la fac, je n’ai obtenu aucun autre diplôme. Toute ma scolarité a été façonnée à la fois par défaut et par goût : je n’aimais pas les maths mais j’aimais bien les matières littéraires, de toute façon je n’étais pas assez douée en maths pour imaginer passer un bac scientifique. Nos goûts sont-ils plus étendus selon notre accès aux choix ? Bien sûr que oui. On s’interdit beaucoup de choses quand on n’a pas le fric, notre cerveau est surentraîné à ne pas penser à ce qui nous ferait plaisir (rien que pour ça, le féminisme ne va pas sans lutte des classes). Il est tacite qu’il y a la place des riches et celles des pauvres. Ça me fout en l’air toujours plus fort au fil des années, croyez-moi.
Mes parents m’ont toujours dit de faire ce dont j’avais envie, qu’il était important de choisir des études et un métier qui me faisaient un minimum rêver. Je comprends pourquoi on m’a répété ça si souvent mais c’était utopiste. J’y ai cru, comment faire autrement ? Selon moi, c’est un modèle de pensée corrélé au stupide adage très actuel : « Quand on veut, on peut. » C’est faux. C’est la quantité d’argent dont on dispose et le fonctionnement de notre société qui font autorité. Quand on manque d’argent, absolument tout est difficile, mais je ne vous apprends rien.
Mes quelques années de fac ont été chaotiques. J’ai changé de voie plusieurs fois, je suis partie, revenue, j’ai habité en résidence universitaire pendant un an et j’ai aussi été sans adresse, à squatter çà et là. En même temps j’ai travaillé, au noir d’abord, et puis j’ai été embauchée comme assistante d’éducation dans un lycée public. Enfin un boulot un peu paisible, bien managé, dans un bon établissement, et ce même si j’étais payée au SMIC et qu’il s’agissait d’un contrat précaire. J’ai définitivement lâché la rampe des études au profit de ce job, c’était bien trop confortable d’avoir un salaire à quatre chiffres. J’ai découvert que le travail pouvait se dérouler en bonne intelligence et qu’il n’était pas obligatoire d’avoir envie de crever en se levant le matin.
Ça n’a pas duré puisqu’une fois mon CDD terminé six ans plus tard, j’ai connu le chômage longue durée, puis un remplacement dans un collège privé qui s’est mal passé et à l’issue duquel j’ai de nouveau été au chômage. Mon conseiller Pôle Emploi, las de me voir et fidèle soldat de l’abaissement du nombre de demandeur·se·s d’emploi en France, m’a collée d’autorité dans un programme de création d’entreprise et c’est comme ça que je suis devenue auto-entrepreneuse.
Aujourd’hui
Je suis auto-entrepreneuse depuis juin 2019. J’ai choisi une profession, la rédaction web, dont je n’avais jamais entendu parler avant d’intégrer le programme de Pôle Emploi. Nous étions un groupe de personnes en reconversion et toutes les autres femmes avaient choisi le bien-être, elles allaient devenir énergéticiennes et/ou praticiennes de reiki. Je ne savais pas vraiment ce que je foutais là mais, encore une fois, je n’avais pas le choix. J’ai très vite rationalisé parce que j’allais pouvoir écrire tous les jours et je ne devrais de compte à personne, que demande le peuple ? En pratique, c’est autre chose. D’abord, j’ai mis un temps fou à me sentir légitime et j’ai longtemps été incapable d’expliquer ce que je faisais dans la vie. Ensuite, j’ai compris que savoir écrire n’était pas suffisant, il fallait parler la langue du marketing. Je me suis formée sur YouTube par manque de moyens. Moi qui écris de tout et n’importe quoi depuis la nuit des temps, combien d’heures ai-je passées devant une page blanche alors qu’il me suffisait juste de promouvoir une entreprise ou un service en 500 mots ? Trop rares ont été les commandes au sujet intéressant. Je les cherche encore, elles n’existent pas.
L’arrivée du Covid m’a mis un énième coup derrière la nuque. Je n’ai pas travaillé du tout pendant le premier confinement, j’en étais incapable. Il m’a ensuite été très difficile de reprendre un rythme. En fait, je n’y suis jamais parvenue. Je déteste mon taf.
Vous noterez que je ne parle que de mon expérience personnelle et je n’ai pas précisé une chose pourtant essentielle : je suis privilégiée. Déjà parce que je suis blanche, cis, hétéro et valide. Aussi parce que je suis pacsée avec un homme en CDI qui gagne un plutôt bon salaire. Salaire qui nous fait vivre, salaire suffisamment confortable pour régler nos factures sans extra parce que nous ne sommes que deux (+ un chat de 15 ans). C’est une situation qui, à la fois, gonfle mon féminisme et mon gauchisme, mais aussi me fait avoir des pensées désagréables et sexistes, même si indirectes, envers mes congénères. C’est-à-dire que dans les plus mauvais jours, je me flagelle d’être une de celles qui vit aux crochets d’un homme. Alors que je sais pertinemment que la vérité est l’émancipation par le choix.
Les activités annexes
En 2021, j’ai appris de nouvelles compétences en autodidacte, j’ai appris à faire des cyanotypes. Même si je vends quelques photos via ma boutique, ce n’est pas suffisant pour vivre et je n’ai établi aucun plan pour que ça le devienne. Peut-être que je devrais, ça me rapprocherait un peu plus de Jean-Gaspard.
Toujours est-il que je ne suis jamais restée sans rien faire. Pas par haine de l’oisiveté et surtout pas par goût de l’effort. Je pense que le travail tel qu’on le considère aujourd’hui chez les plus de 50 ans (parfois encore dans ma génération) et au gouvernement est une aliénation. J’ai 36 ans et je sais que je ne veux pas vivre pour travailler au sens où on l’entend. Cependant je n’ai toujours pas le choix et de nombreuses portes me sont fermées.
Je suis bénévole dans une radio associative depuis 2015. J’ai co-créé une émission que je co-anime depuis sept saisons. J’écris, je pense, je programme et j’assure le service après-vente pour elle. J’ai été chroniqueuse dans une autre émission pendant deux saisons. Je cumule trois ans en tant que membre du conseil d’administration de cette même radio. Et j’ai un autre projet en cours. Pour tout ça, je me suis formée sur le tas. Est-ce que c’est du travail ? Bien sûr que oui, mais gratuit.
Je contribue à la société autant que faire se peut et pour ça, j’estime que je pourrais toucher un revenu universel sans rougir. Je pense qu’il faut pouvoir toucher les aides de l’État sans en avoir honte, qu’elles sont beaucoup trop basses, et celles et ceux qui pensent le contraire n’ont jamais connu la précarité ou bien ont trahi leur camp.
Conclusion
Le jour où j’écris ces lignes, j’ai démissionné pour la première fois de ma vie. Parce que ma vie d’auto-entrepreneuse ne m’apporte pas de liberté financière, j’ai signé un contrat en CDI à temps partiel fin juin et, sans entrer dans les détails, c’est le genre de truc qui est censé se cumuler avec une autre activité. J’ai tenu une semaine. Ma santé m’a rappelée à l’ordre tout de suite et je n’étais pas assez payée pour mettre cette dernière en veilleuse (ou du moins faire semblant). Ça n’a rien d’inspirant, c’est une chance que j’ai pu saisir compte tenu de ma situation actuelle. De plus, je suis toujours allée au bout de mes contrats, m’interdisant toute rupture anticipée, même quand j’étais en pleine dépression et burn out en 2018. Je n’en tire aucune gloire mais c’est comme ça que j’ai été élevée, à associer arrêt maladie et démission avec échec et culpabilité. Quand on commence, on finit. C’est une belle connerie, si on peut partir, il faut partir. Mais comme il y a encore bien des situations dans lesquelles ce choix nous est interdit, il faut tout dynamiter.
Mon dernier espoir en date vient d’un décret passé le 6 juillet dernier. Il stipule qu’un·e assistant·e d’éducation doit pouvoir être cédéisé·e, et ce dès septembre. Bien que ce décret ait été proposé en avril, il a tardé à être mis en application. Les vies scolaires des lycées publics, où j’aimerais de nouveau travailler, sont généralement fermées entre le 10 juillet et le 25 août. De plus, je mets ma main au feu que les établissements ne seront pas prêts à accueillir cette mesure dès l’année scolaire qui vient. Se faire bolosser par le système, encore et toujours.
Je n’ai pas de réelle conclusion ni même de chute si ce n’est celle de l’estime que je voue à ma vie professionnelle et j’aimerais, un jour, me détacher de cette culpabilité. En attendant, eat the rich.
Crédit photo en-tête : Ross Findon